L'hygiène du cerveau
S. me demande :
Bonjour Doc, je suis accroc à mes réseaux sociaux, c'est grave ?
Il y a deux aspects dans cette question.
Le premier concerne les réseaux sociaux, c'est-à-dire les conversations que l'on a avec ses amis (vrais ou virtuels) et le divertissement que l'on absorbe.
Le papotage n'est pas mauvais en soi, on a tous besoin de communiquer.
Mais il ne rend pas « accroc ».
C'est donc l'aspect divertissement qui est sous-entendu.
Et là, il y a plusieurs problèmes.
D'abord une question de temps. S., tout le temps que tu passes sur tes réseaux sociaux, tes concurrents le passent (pour la plupart) à bûcher. Et vous avez le même nombre de jours avant les concours.
Dans dix ans, de quoi te souviendras-tu ? Des plaisirs éphémères de TikTok ou de tes concours ?
Je ne vais pas me prononcer pour TikTok (ou Instagram, YouTube et autres), mais je te garantis que tu te souviendras toute ta vie de tes résultats aux concours.
Le deuxième problème concerne le circuit de la récompense.
Les réseaux sociaux sont addictifs parce qu'ils provoquent des décharges de dopamine à répétition dans le cerveau.
Tu t'habitues ainsi à des gratifications instantanées, reproductibles à l'infini, pour un effort minimal.
C'est tout le contraire de la prépa, où on est en permanence en échec sur de nouveaux chapitres et où la récompense n'intervient que longtemps après.
De la sorte, en te rendant dépendant des shoots de dopamine, tu rends ton travail en prépa fade en comparaison.
C'est pourquoi tu nuis à ta capacité à réussir les concours.
Le troisième problème concerne les facultés que tu développes.
Quand on utilise à l'excès un réseau social, on consomme une quantité extraordinaire de contenus.
Il faut trier et décider rapidement ce que l'on aime ou non.
La faculté que l'on cultive alors est de savoir décider rapidement.
D'accepter ou non ce qu'autrui nous offre, en fonction de notre sensibilité.
Le temps que l'on se donne pour choisir, et le temps que l'on s'accorde pour apprécier, ont grandement diminué ces dernières décennies, en passant des bibliothèques aux blogs, des blogs à YouTube, de YouTube aux formats courts.
Le même phénomène de raccourcissement s'observe dans la séduction, en passant des rencontres réelles aux rencontres virtuelles, et de celles-ci à un simple glissement de doigt vers la gauche ou vers la droite.
On ne sait plus prendre le temps, même pour les choses qui en valent la peine comme l'amour et la culture.
Là aussi, c'est tout le contraire de la prépa, qui suppose de travailler sur le temps long. Maîtriser un théorème, un seul, ça prend des heures et du labeur, c'est comme ça.
La capacité à filtrer de l'information, à choisir rapidement quel contenu divertissant tu vas consommer, ne t'est d'aucune utilité en prépa.
Et ne crois pas que c'est une compétence que tu ajoutes aux autres : dans une certaine mesure, quand tu remodèles ton cerveau pour l'optimiser sur une tâche, tu l'affaiblis sur les autres tâches.
De la même manière qu'un danseur n'améliore pas ses entrechats en pratiquant à côté le powerlifting.
Le quatrième souci concerne l'ego.
Quand tu fais défiler des contenus sur un réseau social, tu choisis en fonction de tes goûts.
Tu t'appuies sur qui tu es, sans avoir jamais à te justifier.
Alors qu'en sciences, l'ego est ton ennemi.
Ce n'est jamais toi qui décide du comportement d'une intégrale.
Ou du devenir d'un satellite.
Ou de la meilleure voie pour l'étudier.
Tu dois t'effacer pour laisser au problème toute sa place.
Laisser ton ego dans le placard et le sortir le moins possible.
D'ailleurs, tu connais cette blague ?
-- C'est quoi un ingénieur introverti ?
-- C'est quelqu'un qui regarde ses chaussures quand il te parle.
-- Et un ingénieur extraverti ?
-- Il regarde tes chaussures quand il te parle.
La science enseigne, et suppose, l'oubli de soi, l'humilité.
L'autre aspect de ta question, S., est le mot « accroc ».
Tu te sens dépendant.
Car si tu arrêtes, tu te sens mal.
Tes réseaux sociaux, c'est ta drogue.
L'une des particularités des drogues, c'est qu'elles comptent plus que tout.
Un fumeur ou un alcoolique peut supporter des conditions très difficiles du moment qu'il a sa dose toutes les heures.
Ça veut dire, en creux, que ton attention est plus tournée vers ton addiction que vers ta réussite aux concours.
Le puissant motivateur que peut être la perspective d'une tôle en colle ou à un DS est émoussé par la simple existence de l'addiction.
Ton orgueil serait un meilleur allié de ta réussite qu'Insta.
En outre, un effet courant de l'addiction aux réseaux sociaux est la perturbation du sommeil.
Chacun sait que les algorithmes performants qui sélectionnent pour toi la prochaine vidéo sont capables de te faire veiller bien plus tard que tu ne l'aurais voulu.
Tu affrontes la journée du lendemain pauvre en esprit, sans même te souvenir des vidéos que tu as consommées.
Maintenant, je vais te raconter une anecdote.
J'ai grandi dans le Nord, où le café est une boisson très présente dans le quotidien.
Ma mère m'en a fait boire tous les matins dès que je suis rentré à l'école primaire.
J'en ai bu toute ma vie jusqu'en prépa, cela allait de soi pour moi.
Et puis, après toutes ces années, l'effet était moindre qu'au début, c'est l'accoutumance.
Je le prenais non seulement par habitude, par goût, mais aussi comme antidote à la fatigue.
Un matin de spé où je m'étais réveillé particulièrement fatigué, j'ai pris à la cantine de l'internat un bol entier de café.
Ah, ça, j'ai été éveillé pendant les cours, oui !
Mais j'avais le plus grand mal à me concentrer.
Je pouvais lancer rapidement des pistes sur un exercice, mais j'étais trop excité pour les explorer sérieusement.
Je pouvais lire mon cours le midi, mais il ne rentrait pas.
Je ne comprenais plus vraiment.
C'est seulement une fois que la caféine a été éliminée de mon sang que j'ai retrouvé un état normal.
Je ne m'étais jusqu'alors jamais méfié du café, que je voyais un peu comme un médicament miracle sans effets secondaires.
J'ai découvert ce jour-là qu'il fait rester à la surface des choses et qu'il empêche de s'y plonger en profondeur.
On s'agite, mais on ne fait rien de bon.
Des tests en variant les quantités et les heures m’ont convaincu que le problème se manifeste, à des degrés variables, à toutes les doses.
Tu devines la suite ?
J'ai arrêté le café. (Et aussi les autres sources de caféine que je ne consommais pratiquement pas : thé, Coca, RedBull, etc.).
Complètement.
Du jour au lendemain, plus une goutte.
Il n'y a pourtant pas d'avertissement sanitaire sur un paquet de café ; un médecin dira au pire qu'une consommation très excessive, bien au-delà du raisonnable, peut présenter un risque cardiaque.
Seulement, en prépa, on doit donner le meilleur de soi-même, et pour cela être à sa limite dans tous les domaines.
Une petite déviation par rapport à l'optimum se paye cash, très vite.
C'est comme pour les sportifs de haut niveau : à partir d'un certain stade l'entraînement régulier ne suffit pas, il faut contrôler l'alimentation, les loisirs, le mental...
Tu imagines sans peine que si du simple café peut t'éloigner de ton optimum de tes capacités cognitives, ce sera encore pire avec de l'herbe, du tabac, des stimulants... et avec du TikTok, ou tout autre réseau social dont tu es accroc.
Quand on n'est pas au top physiquement, ça se voit rapidement sur le corps.
On devient mou (littéralement) et on prend du gras.
Avec l'esprit, c'est plus difficile de s'en apercevoir car il n'y a pas d'oeil pour le regarder.
Il faut se fier à son ressenti, son expérience et sa raison.
Mais les exigences d'hygiène sont les mêmes.
Du repos en quantité suffisante.
Du divertissement en quantité suffisante, mais du bon, du sain, comme papoter avec un camarade de classe ou aller à la piscine.
Et pas de drogue qui t'affaiblisse, que tu la consommes par la bouche ou par les yeux.
Un dernier truc : ça ne va pas être facile de te débarrasser de ta mauvaise habitude.
Par exemple, autant il est facile de se passer du café (au bout de trois jours, on ne ressent plus aucun manque), autant il est difficile de se passer du tabac.
Pour ton addiction numérique, je t'invite à travailler sur deux fronts.
Le premier, c'est ton accès à ta drogue. Une toute petite partie de la population est capable, sans gros effort, de maîtriser sa consommation en ayant sa tentation sous les yeux.
Moi, je n'en fais pas partie.
Quand je veux me départir d'une habitude qui me nuit, je n'ai pas d'autre choix que de supprimer sa source.
Quand j'ai senti, en école, que j'étais en danger de devenir accroc à l'alcool, j'ai donné toutes mes bouteilles et je me suis interdit toute consommation pendant trente jours, ce qui supposait notamment d'éviter les soirées, les fêtes, les bistrots... Comme j'ai pris le problème tôt, au bout de quelques jours je n'avais déjà plus aucune envie de prendre un verre. Problème réglé.
Si tu veux décrocher des réseaux sociaux, surtout si tu as déjà essayé et échoué (étape normale dans un processus de désintoxication), essaye de supprimer carrément ton téléphone (et ton ordinateur).
De toute façon, tu n'en as pas besoin pour apprendre ton cours.
Le deuxième front est d'identifier la raison qui t'a fait devenir accroc.
Peut-être qu'il n'y en a pas vraiment, c'est juste devenu une habitude graduellement.
Ou peut-être que ta consommation masque un manque ailleurs.
Peut-être qu'une partie de toi s'ennuie en prépa, par exemple.
Ou que la peur de l’échec te tient éloigné de ta feuille d’exos.
Ne t'embête pas avec une introspection difficile : si elle existe, cette raison se présentera à toi peu après que tu auras arrêté ta consommation.
À toi de l'identifier à ce moment-là et de lui trouver une solution plutôt qu'un déguisement.
Fais un essai, supprime complètement les réseaux sociaux pendant une semaine.
Et toute autre consommation dont tu serais accroc.
Tu vas te sentir mal au début.
Mais tu vas aussi constater, après peu de jours, une amélioration de tes capacités.
Je suis sûr que tu peux tenir au moins une semaine.
Et pourquoi pas jusqu'à la fin des écrits ?
Je t'envoie tous mes encouragements.
Sébastien.