« Je doute énormément »
S. m'écrit :
Bonjour, je vous envoie ce message en espérant que vous pourrez m'aider.
Je n'arrive pas à me dire que je vais réussir les concours, pourtant je ne vise pas très haut (ramener une école au CCINP me suffit). J'ai travaillé (presque) assidûment depuis la Sup et même pendant la Spé. Seulement voilà, la Spé a été marqué par quelques moments difficiles. Je doute et regrette énormément de choix que j'ai faits cette année (comme perdre du temps à faire quelques fiches de physique au lieu de travailler des problèmes ou encore stresser tellement que je ne pouvais plus travailler...).
Je doute énormément de mes capacités même si je sais au fond que j'ai un bon niveau (d'après mes professeurs). Et ça m'a bloqué beaucoup pendant ces dernières semaines de préparation. J'ai l'impression que je ne connais presque aucun théorème, surtout en math, et que j'oublie vite.
Désolé que l'email soit aussi brouillé, il l'est autant que ma tête. J'ai lu vos messages concernant le mental positif, seulement je ne sais pas si je 'mérite' d'avoir de bonnes notes.
L'intention y était, je me suis donné à fond, mais je doute de mes méthodes de travail, je ne sais pas si j'ai été aussi efficace que le requiert la situation, j'ai l'impression d'être emprisonné dans le ´Et si j'avais fait comme-ci, au lieu de ça etc'.
Y a-t-il espoir ? Est-ce voué à l'échec ?
J'oublie des formules. Ma réussite dépend des jours (et de mon état psychique) mais l'analyse m'effraie tout particulièrement, et je n'ai quasiment pas travaillé les équations différentielles, que quelques bases (d'ailleurs ça vaut la peine de le faire maintenant ?)
Une 5/2 est inenvisageable, mes parents sont contre cette idée et même moi avec du recul je me vois mal 'avoir 1 an de retard' par rapport aux personnes de mon âge.
En vous écrivant, j'ai l'impression que ma situation est encore plus désespérante que ce que je pensais. Excusez-moi de la longueur de l'email et merci beaucoup de m'avoir lu.
S., une chose ressort nettement de ton courrier.
Et ce n'est pas ton niveau, ou tes connaissance, ou tes trous de mémoire.
Tu as un niveau suffisant pour intégrer, puisque tes professeurs — qui sont experts pour juger ce genre de choses — te l'ont affirmé.
D'ailleurs, tu le sais aussi, au fond de toi, que tu devrais logiquement intégrer.
Non, ce qui est apparent, c'est le sabotage que tu t'infliges.
Tes interrogations sont un bon signe
Tu es manifestement sensible et réfléchi.
Tu te poses sans cesse des questions et tu te retournes sur le passé.
C'est un signe d'intelligence et de conscience de soi.
Te remettre en question te permet d'identifier tes erreurs puis de les corriger la fois suivante, pas seulement en maths, mais dans tous les domaines de ta vie.
On ne peut pas changer le passé, mais on peut changer sa trajectoire future, et pour cela il faut apprendre de ses erreurs.
Tu profites de tes erreurs
Oui, pour apprendre, il faut se tromper. Il est bon de faire des erreurs, car rien n'est plus formateur — à condition de savoir, comme toi, les mettre à profit.
Comme disait Henri Ford, « La seule vraie erreur est celle dont on n'a rien appris. »
Alors examine tes erreurs passées, mais ne les rumine pas.
Elles ne reflètent pas une insuffisance intrinsèque, elles font partie de tout processus d'apprentissage normal.
Elles te rappellent que tu es humain.
Cependant, tes interrogations te pénalisent
Ta propension à l'introspection m'apparaît excessive.
Même les meilleures choses deviennent pénalisantes quand elles vont trop loin.
Trop de sport conduit à la blessure.
Trop de travail par semaine mène à l'épuisement moral.
Trop de risques appelle l'accident.
Trop d'épinards sème le désordre dans le ventre.
Il faut, en toute chose, viser la modération, qui n'est pas la médiocrité mais la conduite raisonnée d'une vie à sa mesure.
Trop d'introspection, ce n'est pas une vie intérieure ultra-riche, c'est un problème handicapant.
L'excès d'analyse fait douter.
L'excès de questions paralyse.
Tu le dis toi-même : « je n'arrive pas à me dire que je vais réussir », « je doute et regrette énormément de choix », « je stress[ais] tellement que je ne pouvais plus travailler », « je doute énormément de mes capacités », « ça m'a bloqué », « je ne sais pas si je 'mérite' d'avoir de bonnes notes », « je doute de mes méthodes de travail », « j'ai l'impression d'être emprisonné dans le ´Et si j'avais fait comme-ci, au lieu de ça etc' », « j'ai l'impression que ma situation est désespér[ée] ».
Sache que tout le monde fonctionne comme toi (on s'examine, on regrette, on doute), mais pas avec la même intensité que toi.
Tu n'es pas juste 20 % plus introspectif que les autres, mais plutôt 500 %.
Tu penses que tes interrogations sont normales et que tes compétences laissent à désirer.
En fait, tes compétences sont normales et tu doutes bien au-delà du souhaitable.
Le problème auquel tu fais face, ce n'est pas ta compétence scientifique, c'est ton regard intérieur excessif qui conduit au doute permanent.
On va voir comment ça fonctionne puis, en plusieurs étapes, comment t'apaiser.
Ce qu'il se passe quand tu t'examines
Quand tu regardes en toi-même, tu vois tes fautes, tes occasions manquées, les fois où tu n'as pas été à la hauteur de tes propres attentes.
Nous avons tous, dans notre inconscient, une image idéalisée de la personne que voudrions être.
Quand on s'examine, on se compare à cet idéal.
Et sans aucune exception, on se trouve toujours en défaut et insuffisant.
Cela nous donne un repère pour progresser, se surpasser et réaliser tout notre potentiel.
Au bout du chemin, toutefois, on n'aura pas rattrapé son idéal.
Car même la meilleure version de soi-même reste réelle, donc inférieure à la perfection visée.
Tu dois aussi te comparer
Pendant tes années de prépa, il était pertinent de comparer tes performances du jour à tes performances d'hier.
D'être en compétition avec toi-même.
Mais maintenant, les concours imposent d'autres règles.
Pour intégrer, il te suffit de passer devant certains de tes concurrents.
N'oublie pas qu'ils ont leurs propres faiblesses.
Et que leur confiance en eux n'est pas souvent en ligne avec leur niveau réel.
C'est une vérité connue de longue date qu'il est apaisant de se comparer à des êtres de chair plutôt qu'à un idéal.
C'est plus facile de briller dans ces conditions.
Talleyrand le formulait ainsi : « Quand je m'examine, je m'inquiète. Quand je me compare, je me rassure. »
Sais-tu ce qui t'apaise ?
Pour passer les concours dans de bonnes conditions, il faut absolument que tu saches sortir de ta tête.
Et tu n'as pas le temps de résoudre le problème une bonne fois pour toutes en identifiant ce qui te ramène sans cesse au fond de toi.
Car tes écrits commenceront dans 5 jours.
Tu peux seulement utiliser quelques astuces.
Rassure-toi, ça peut suffire pour passer le cap.
Je vais te proposer diverses idées : à toi de les examiner, de les tester et de garder ce qui marche pour toi.
En premier lieu, tu connais peut-être déjà une chose qui marche pour toi ? Utilise-la dès que possible.
Ou essaye ceci, quand tu t'aperçois que tu plonges en toi-même : refuse, respire un bon coup, sens tes poumons t'offrir la vie, regarde autour de toi, reviens dans le monde réel, celui qui t'entoure ou celui des vaches et des chevreuils. Ça marche, ou pas ?
À défaut de sortir de ta tête, peux-tu réorienter tes pensées vers une victoire passée, comme un socle sur lequel tu pourrais bâtir une victoire future ?
Peux-tu sinon penser à une séquence de film particulièrement enthousiasmante ?
Voici maintenant une idée pour tenir tes pensées à distance.
Pour éviter de stresser avant ses oraux de l'X, un copain lisait des BD dans la salle d'attente, alors que bien d'autres potassaient une dernière fois leurs fiches ou essayaient de faire encore un exo de plus. Ça amusait les gendarmes chargés de veilleur au bon déroulement des épreuves. Est-ce que toi aussi tu peux te plonger dans une fiction facile, ou te souvenir d'une fiction, pour t'éloigner des interrogations et des doutes ?
Quant à moi, en attendant mes oraux, je fermais les yeux et je me mettais au bord de la sieste, sans penser à rien. Sais-tu faire le vide ?
Et toi, quelles astuces as-tu pour, ponctuellement, t'apaiser et te sortir d'un doute angoissant et stérile ?
Le risque maximal auquel tu seras confronté si tu ne trouves pas d'astuce ponctuelle, c'est le trou noir. C'est arrivé à une amie à un oral. À force de stress, elle était devenue incapable d'aligner une seule idée. Son examinateur ne l'a pas aidée à se calmer. Elle avait le niveau pour intégrer, mais a elle été recalée. Le risque est réel. Tu dois savoir apaiser ton stress d'un coup de massue.
Un truc pour projeter une image de confiance en toi
À l'oral, tu seras jugé sur ta performance au tableau.
Celle-ci inclut ta capacité à avancer seul dans l’exercice et à profiter des indications.
Mais elle inclut aussi ta personne, ta posture, ta manière de t'exprimer.
Les écoles recrutent des êtres humains, pas des cervelles.
Un camarade de ma prépa était très fort mais avait pris l'habitude de manifester une modestie excessive.
Si on lui soumettait un exercice vraiment ardu, il revenait une heure plus tard avec une solution parfaitement rédigée, en se faisant petit et en prononçant sa formule rituelle « J'ai peut-être une idée... »
Ce n'est pas l'attitude qu'attend un examinateur. Les oraux de mon camarade ne se sont pas déroulés comme ils l’auraient dû.
Or, je suis prêt à parier que tes doutes se voient dans ton attitude.
Cela peut te porter un grand préjudice.
Mais j'ai un conseil pour toi.
J'ai rencontré quelqu'un qui avait été admissible quatre fois à l'écrit de l'agrégation, et qui avait échoué quatre fois à l'oral.
Pourtant, il avait le niveau.
Mais il doutait toujours de lui et avait l'air de s'excuser d'être là.
Je ne pouvais pas rebâtir sa confiance en lui à deux semaines de son oral suivant, alors je lui ai proposé le pansement suivant : « Parle fort. »
Quelqu'un qui parle fort projette une image de confiance et d'autorité.
Comme le corps est un tout, parler fort fait aussi se tenir droit.
(Et, oui, cette année-là, il a été admis.)
Essaye autour de toi, avec ta famille, avec des copains, demande-leur ce qu'ils ressentent quand tu te mets à parler fort, à t'affirmer.
Es-tu crédible ? Quel changement minime supplémentaire fortifierait l'illusion ?
Et ton entourage aura peut-être d'autres idées simples et efficaces.
C'est le moment de les écouter.
Pour le moyen terme, sois radical
Jusqu'à présent, je t'ai présenté des idées très localisées dans le temps, pour parer à des urgences.
Mais tu peux espérer beaucoup mieux en essayant de changer d'état d'esprit.
Je ne vais pas te proposer une évolution lente, tu n'en as pas le temps.
En outre, ce ne serait peut-être pas le plus efficace car ce qui te ramène sans cesse en toi peut avoir une origine profonde et irrésistible.
Alors je te propose une solution radicale, violente : change ta perception de la réalité.
Actuellement, tu te dis que tu passes des concours pour intégrer une école.
Tu crains — à tort, d'ailleurs — que ces concours ne fixent le cadre de toute ton activité professionnelle, pendant toute ta vie.
Pas étonnant que tu sois stressé, et même angoissé.
Essaye ça : abandonne la prépa.
Non, pas pour de vrai, passe les concours bien sûr, mais mets-toi dans la peau de quelqu'un qui fait ça pour s’amuser.
Quelqu'un pour qui ce qui compte vraiment, là tout de suite, c'est la beauté du monde, l'amour, la famille, les amis, les loisirs, le sport.
Et qui, en plus, potasse des maths pour se marrer.
Sans enjeu, sans stress, sans poids.
Quand j'étais en prépa, je ne préparais que les ENS et j'étais absolument convaincu que je n'intégrerais pas.
Cela me paraissait évident.
D'ailleurs, le jour de la publication de l'admissibilité à Ulm, je ne suis même pas allé voir la liste des noms, qui était affichée à l'époque sur la façade du bâtiment.
C'est un camarade de classe qui m'a donné la nouvelle, bonne mais inattendue.
Le jour des résultats, j'ai dormi tard, je suis allé au cinéma, et c'est seulement en fin de journée que je suis allé voir.
À l'époque, il fallait se rendre dans un bureau et demander le verdict à une jeune femme.
Je lui ai demandé de regarder directement sur la liste complémentaire, à tout hasard.
Je n'étais pas dessus : je suis parti.
Elle m'a rattrapé sur le seuil, en insistant pour regarder sur la liste principale, après tout pourquoi pas ?
Et là, j'y étais.
Toute la programmation mentale que j'avais bâtie a volé en éclat d'un coup.
Cette programmation, c'était de me dire : OK, je n'intégrerai pas, mais comme dit le proverbe, « Il n'est nul besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. »
Je me suis répété cette phrase des centaines de fois en prépa.
Je ne bossais pas pour intégrer mais parce que c'était ce que je devais faire, voilà tout.
Et du coup, je n'avais guère de pression ou de stress.
Je n'avais pas vraiment besoin de motivation, d'ailleurs, puisque j'aimais ce que je faisais.
Et toi, est-ce que tu saurais faire aujourd'hui le deuil de ton intégration et aller aux concours par devoir, sans rien espérer ?
Ou juste pour t'amuser, en touriste ?
(Pour éviter un malententu tragique, je précise l’évidence : il s’agit bien sûr d’un état d’esprit général qui ne doit pas t’empêcher de donner le meilleur de toi-même une fois arrivé devant ta copie.)
Ou c'est peut-être une autre option, tout aussi radicale et un peu folle, qui te conviendrait le mieux ?
Dans quelle réalité de ton choix pourrais-tu te sentir apaisé ?
Tu dois grandir
C'est à l'occasion des concours que tu constates aujourd'hui que ton esprit joue contre toi.
Mais je parie qu'il ne s'arrêtera pas après les concours.
Pour te sentir mieux dans ta peau, tu devras trouver une solution de long terme à ton introspection effrenée, paralysante, qui te met dans l'échec.
Faute de te connaître personnellement, je ne peux pas être sûr que l'idée ci-dessous est celle qui colle le mieux à ta situation : considère-la comme une piste possible.
Mon expérience suggère que la recherche d'idéal est apparentée à l'enfance.
Devenir adulte implique d'apprendre à composer avec le réel, à accepter que l'on fera toujours des erreurs, que l'on sera toujours imparfait.
Que l'homme est ainsi et qu'il n'y a pas matière à révolte.
Pense par exemple que les révolutionnaires qui souhaitent créer un monde à neuf sont presque toujours jeunes.
Avec la maturité, l'envie d'améliorer le monde persiste, mais la remise à zéro est identifiée comme une illusion et une impasse.
Pense aussi que dans les armées, on loue « le calme des vieilles troupes ».
L'expérience permet la maîtrise de soi car on connaît mieux les dangers réels, ses réactions, ses limites et celles des autres.
Autrement dit, peu à peu tu sortiras de toi-même, et le moyen d'accélérer ce mouvement est de vivre de nombreuses expériences.
Comme il ne te reste que 5 jours, tu peux aussi couper la file, là encore de manière violente.
Les Américains ont une expression pour cela : "Man up!"
C'est-à-dire : dépêche-toi de te comporter comme un homme. Ici. Tout de suite.
Si tu te dis cette phrase, en imaginant une version particulièrement virile et adulte de toi-même, est-ce que cela t'aide ?
Alternativement, ou en complément, jette un oeil à des mèmes de motivation.
C'est souvent cliché, parfois vulgaire, toujours inexact, mais c'est frappant, mémorable, et on peut y trouver des formules auxquelles s'accrocher.
Voici quelques exemples après une recherche rapide (sans les images, désolé, mais en bonus je traduis de l'anglais) :
« Ne regrette pas ce que tu as fait, mais ce que tu n'as pas fait. »
« Prends le risque de regretter, ou regrette de ne pas avoir pris le risque. »
« Les regrets, c'est pour les mauviettes. »
Les broutilles
J'ai centré ma réponse sur le point qui m'a semblé essentiel : t'aider à sortir de ta tête.
Mais tu as aussi posé une question, et j'ai deux remarques en passant. Je les traite brièvement.
Est-ce que ça vaut la peine que tu combles ton impasse sur les équations différentielles ? OUI. En une journée de travail, tu peux progresser de 3 % sur la réduction des matrices ou de x10 sur les équas diffs. Comble les trous profonds en priorité.
La 5/2, est-ce vraiment avoir « un an de retard » ? Cela voudrait dire que ta vie est mesurée par la réussite scolaire. N'est-ce pas réducteur ? Ta vie, c'est ce que tu vis au quotidien et surtout, ce que tu en fais. La prépa est une course à la performance. La vie, non. Je ne recommande pas forcément de faire 5/2, mais l'argument que tu emploies me semble procéder d'une vision trop étroite des enjeux. Pour certains, faire 5/2 est le bon choix.
Enfin, c'est l'occasion de redire qu'il est bon de s'inscrire à beaucoup d'écoles. Quand on passe CCINP, autant cocher, lors de l'inscription en décembre, toutes les écoles en banque de notes car elles offrent un filet de sécurité. Si tu as fait ce choix, tu as de très bonnes chances d'intégrer. Et bien sûr, quand on vise CCINP, il faut aussi passer Centrale, voire les Mines, surtout que toi, S., tu ne te sens pas aussi fort que ce que disent tes profs. Et si c'était eux qui avaient raison ?
Profite bien, S., de tes derniers jours de révision.
Travaille les sciences, mais garde aussi du temps pour travailler sur toi-même.
C'est, je pense, ce qui te rapportera le plus de points.
Le Doc.