Faut-il apprendre par coeur ?
H. me demande :
Salut Doc, je suis élève en 5/2 dans une petite prépa. En 3/2 j'ai obtenu une école sur CCINP, mais j'ai décidé de retenter ma chance. Malheureusement, je ne progresse pas ou très peu, malgré la grande quantité de travail que je fournis. J'ai même l'impression de régresser comparé à mes camarades 5/2. Tout cela me frustre et me donne envie d'abandonner. Mais j'essaye de comprendre. J'ai toujours été dans l'optique que les bons ne retiennent rien par coeur mais sont en mesure de tout retrouver par le raisonnement; à l'image des « génies » des films de mathématiques. Est-ce que cela peut être lié ?
D'abord, H., félicitations pour ton courage. Une 5/2 n'est jamais facile, elle est juste difficile d'une autre manière que la 3/2.
Et tu es presque au bout, n'abandonne pas.
Parlons des films.
Je comprends qu'ils t'intéressent, et c'est vrai qu'un élève face à un nouveau chapitre est un peu comme un chercheur face à une énigme.
Quand les films montrent des scientifiques au travail, le spectateur voit des chercheurs qui peinent, qui sont dans le brouillard et l'échec, puis quelqu'un d'extérieur arrive et trivialise le problème. C'est une optique de super-héros qui n'a rien à voir avec la réalité.
J'ai travaillé dans des laboratoires en France, au Japon, au Chili. J'ai trouvé quelques résultats moi-même et côtoyé des chercheurs célèbres. La réalité de la recherche, c'est l'échec quasi-permanent. On travaille longuement un sujet pointu avant de générer des pistes de recherche dont la plupart n'aboutiront pas. Quand on a la bonne idée, il faut l'éclaircir, l'étayer puis la prouver, et c'est seulement alors que l'on peut commencer à essayer de convaincre ses collègues.
Même les chercheurs les plus illustres pataugent et avancent pas à pas. La différence avec les autres, c'est que leur direction est plus souvent la bonne, qu'ils discernent mieux où ils vont, et qu'ils savent mieux mener à bien leurs petits pas en avant. Grâce à cela, ils peuvent viser des objectifs plus ambitieux. En outre, le petit pas d'un chercheur expérimenté peut sembler un pas de géant pour un débutant, qui n'a pas le même bagage.
Les films qui parlent de sciences sont toujours trompeurs. Dans la réalité, plus les chercheurs sont forts, plus ils travaillent. Jamais personne ne découvre un sujet et sort immédiatement de son petit doigt la solution miracle qui avait échappé à tous les autres, pas plus que nul Rambo ne peut vaincre l'armée vietnamienne à lui tout seul.
Ce qui précède t'explique, H., pourquoi les films mentent aussi effrontément : montrer la réalité du travail d’un chercheur donnerait un film long et chiant. Alors que le scénario a peut-être seulement besoin d'un deux ex machina pour faire basculer une situation désespérée. Ou, si c’est une biographie romancée, on ne garde que des moments forts, créant par là un énorme biais de sélection.
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Cela dit, il y a effectivement quelque chose à dire sur le fait de retrouver au lieu de retenir.
Car si au début d'un apprentissage il faut apprendre par coeur, lutter avec chaque ligne du cours, peiner sur chaque étape d'un exercice, peu à peu on maîtrise le sujet comme un instrument de musique ; passé un cap, les connaissances font tellement partie de soi que l'on peut faire appel à elles d'une manière toute naturelle. Les idées semblent nous venir toutes seules.
Ce processus n'est pas unique aux études. Par exemple, un bébé ne contrôle pas les mouvements de ses bras, c'est un apprentissage qui occupe les premiers mois de sa vie. Mais plus tard, l'enfant les manie à la perfection sans même pouvoir expliquer comment il le fait.
De même, dans les études, on peut atteindre un stade où l'on n'a plus besoin de cheminer laborieusement dans ses souvenirs et ses connaissances, on peut tout retrouver à partir de quelques grands principes et de techniques usuelles de raisonnement et de calcul.
Mais seulement parce que l'on a d'abord tout appris. Ainsi, la chimie organique en PC demande initialement un gros effort de mémoire, mais après avoir été studieux on peut la résumer en « Les plus attirent les moins » et être capable de retrouver un résultat. Alors qu'il aurait été tout à fait impossible pour qui que ce soit de cheminer dans l'autre sens, de partir du dicton et d'en déduire toute la chimie organique.
Note aussi que ceci ne concerne que les choses déjà apprises. Un professeur n'a ainsi nul besoin de connaître par coeur chaque ligne de son cours. A contrario, un chercheur, ou un élève qui découvre un chapitre, ne peut pas avancer à grandes enjambées dans un sujet nouveau par la seule force de son génie, c'est impossible.
Pour un élève, cela voudrait dire qu'il serait capable de retrouver seul et sans une goutte de sueur des résultats que des dizaines de chercheurs éminents et expérimentés ont élaboré petit à petit au fil de plusieurs décennies. C'est de la fiction.
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Cela me navre que tu aies gaspillé du temps et des efforts en croyant bien faire, alors que le modèle que l'on t'avait mis sous les yeux était fallacieux.
La prépa, c'est la phase d'apprentissage, il faut donc optimiser ce que t'apporte chaque exercice (ou chaque question d'un problème).
En plus, cette optimisation est simple et rapide. Voici comment faire. Une résolution commence par une compréhension de la difficulté. Ensuite, le raisonnement comporte quelques rares idées (ou astuces) et le reste n'est que l'application des techniques usuelles de raisonnement et de calcul. Le détail des calculs ne te servira plus, c'est la partie que tu dois savoir refaire facilement. Tu peux l’oublier. En revanche, tu dois retenir la nature du problème réel et les grandes étapes du raisonnement. Si tu as bien compris la solution, tu dois pouvoir la refaire mentalement, aux calculs près, en quelques secondes. Le problème réel et les étapes, c'est cela que tu dois retenir. Systématiquement, pour chaque exercice.
Identifier l'essence d'un exercice déjà résolu prend 10 secondes. Vérifier qu'on sait le refaire de tête, c'est 10 secondes de plus. Cet investissement minuscule fait, en cumulé sur des centaines d’exercices, une énorme différence.
Attention, retenir un exercice ne signifie pas seulement que tu saurais le refaire une heure après. Le lendemain, repasse sur les exercices de la veille. Tu dois pouvoir en tuer quatre par minute, ce sera donc très rapide. Le week-end, repasse, toujours aussi rapidement, sur les exercices de la semaine. Avant un contrôle, reviens sur tous les exercices du chapitre. De la sorte, tes connaissances passeront de la mémoire de court terme à ta mémoire de long terme — celle dont tu auras besoin pour les concours.
Tu vas capitaliser sur tes connaissances, c'est-à-dire que ce que tu as appris il y a trois mois t'aidera sur les nouveaux chapitres. Tu verras mieux, petit à petit, comment classer un exercice, puis comment le démarrer et enfin comment le résoudre. Tu t'apercevras, par exemple, que démarrer un exercice demande souvent de le comparer à une situation connue, d'identifier la différence exacte, et c'est de là que viendra une piste pour le résoudre.
Tout cela n'est possible que si tu as bien gardé en tête tout le travail que tu as fait précédemment.
En prépa, utiliser — avec discernement — sa mémoire n'est pas un signe de faiblesse, c'est une clef indispensable de la réussite.
Le Doc.